27 mai 2009

La peste imaginaire



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Pour convaincre le Pharaon de laisser sortir les hébreux d'Egypte, Moise demande a Jahvé sept plaies miraculeuses. Un matin, tout les fils ainés des familles égyptiennes apparaissent morts. La peste est la volonté de Dieu, ou Dieu lui même

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Le Septième Sceau se casse et l'apôtre Jean voit les étoiles tomber et les mers se convertir en sang. Dans le firmament chevauchent les cavaliers de la Faim, la Mort, la Guerre et la Peste. La peste est une condition de l'apocalypse, un instrument nécessaire à la fin des temps.

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De par les cieux du Moyen-âge galope la Peste. Certains l'attribuent aux sorciers, d'autres aux comètes, la majorité au châtiment divin. Prier Dieu pour que cela cesse revient à affirmer que c'est son action ou inaction qui la provoque. Un alchimiste qui se dit médecin contemple à travers son masque protecteur comment agonise la jeune fille qui fut son premier amour. Il a voulu transformer le plomb en or : il n'a pas pu éviter que le noble métal de la vie se dégrade en charogne. C'est l'argument du roman de Marguerite Yourcenar "L'œuvre au Noir (1968)". Notre seule revanche face à la peste et la mort est de les rendre esthétiques.
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L'épidémie cerne la Renaissance. Les contraires s'attirent : la Mort appelle la Vie. Les puissants s'encasernent dans des châteaux contre la populace : face à la peste ils organisant des corridas privées et des orgies pour profiter des précaires instants de la vie. C'est dans une de ces quarantaines que Bocaccio situe les récits effrénés du Decamerón. Aujourd'hui mangeons, et buvons, et jouissons, et chantons, car demain nous jeunerons, chantent dans leur dernier râle les troubadours que la contagion rend aveugle.
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L'Age moderne part du postulat que tous les phénomènes sont naturels. Exception faite de la peste, que l'on considère comme fruit de la malveillance, du fait de la panique. Pendant la grande peste de Milan, celle-ci est incarnée par les « untatori » , des personnages qui, soi-disant, circulaient avec un cornet contenant de la poudre ou de la pommade pestilentielle qu'ils induisaient sur leurs victimes pour les contaminer. Plus que la peste on craignait les « untatori » à qui 0n attribuait un regard pénétrant. Dans son roman "I promesa sposi" (1827), Alessandro Manzoni consigne avec sa plume et sa maestria tout les détails, depuis lors obligatoires dans les descriptions d'épidémies : les fonctionnaires marquant d'une croix les portes des maisons victimes de la peste, les transformant en tombeaux de vivants, les chariots remplis de cadavres ensevelis sous leurs draps, le recours impartial et inutile aux encensoirs, à la prière, à la pénitence.

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Face à la peste, comme face à la mort, nous sommes tous égaux. Les puissants peuvent s'enfermer dans d'impénétrables châteaux, en les pensant inaccessibles pour la populace et la faucheuse. Dans "Le masque de la mort rouge", Edgar Allan Poe décrit une oligarchie, isolée dans un insolent festin et se croyant invulnérable face aux calamités du monde. Les portes s'ouvrent et un hôte macabre entre solennellement. Le masque de la mort rouge tombe sur les célébrants. Le masque mortuaire est notre visage.

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L'épidémie peut être le masque d'une pire horreur. Dans le film Nosferatu, de Murnau (1922), un voilier contenant des cercueils remplis de terre de cimetières et de rats arrive au port. Tous ses marins sont morts, peu à peu les habitants de la ville commencent à agoniser. Par les rideaux on contemple des processions qui portent des cercueils. L'origine de l'épidémie c'est Nosferatu, le non-mort, le vampire qui suce le sang et la vie, et qui sera seulement vaincu par l'innocence et par le soleil. Dans le remake quasiment identique du film en 1977, Werner Herzog introduit une délirante séquence d'orgie dans la rue, sur les places et dans les ruelles, avec des passants moribonds qui ont perdu tout espoir de se fortifier face au destin.
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Le vampire n'est donc qu'une métaphore de la séduction perverse. Dans La mort a Venise (1912), Thomas Mann décrit les péripéties d'un créateur en pleine crise de maturité qui s'en va a Venise à la recherche de l'inspiration et trouve seulement un flirt indécis avec un éphèbe et une mort humiliante par typhoïde. Luchino Visconti, qui fréquentait les mêmes stations balnéaires lorsqu'il était enfant, et aurait peut être pu être le Tadzio d'un pervers Thomas Mann, filma cette histoire comme une cérémonie funèbre rythmée par les déchirantes plaintes de la musique de Gustav Mahler. Si le compositeur Aschenbach maquillé par un coiffeur flatteur est peut être un vampire ou un cadavre; sa teinture de cheveux dégoulinante pourrait être suintante de putréfaction. Inévitablement, comme Nosferatu, il meurt avant l'éblouissement du soleil; sa dernière vision, comme celle du Non-Mort, est celle d'une créature innocente à demi-nue qui signale le lever du jour et l'au-delà.

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L'épidémie est le thème de la fable moralisatrice du roman morose "La Peste" de Albert Camus (1947). Sans éclat ni réalisme, il raconte la propagation d'une pandémie à Oran, du point de vue d'un médecin. A la fin, l'auteur ne résiste pas à la tentation d'expliquer sa narration: "Le mal existe" affirme-t-il. Il reste à expliquer pourquoi le mal, comme les bactéries, n'a pas d'intention ni d'objectif visible. Le film homonyme, avec un affligeant William Hurt dans le rôle du médecin, montre une analogie avec les autoritarismes néolibéraux du Chili et d'Amérique Latine: les supposés pestiférés son enlevés de force, comme dissidents; l'Etat réclame des pouvoirs afin de les confiner dans un immense stade; ceux qui affirment que la peste n'existe pas disparaissent.
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Ce qui nous amène au thème du lancement prémédité de la peste pour justifier des dictatures. C'est l'histoire du comic de Alan Moore et David Lloyd "V de Vendetta" (1982), filmé par James Mc Teige (2006): les autorités expérimentent un virus sur les êtres humains, pour attribuer sa diffusion à des terroristes inexistants et légitimer une dictature pour les combattre. Une des victimes de l'expérience adopte le masque traditionnel de Guy Fawkes, le personnage historique qui tenta de faire sauter le roi James, avec la devise "les gouvernements doivent craindre leurs citoyens et nos pas les citoyens leurs gouvernements", il mobilise à toute une population couverte de masques et démasque la dictature. Le film de Kart Wimmer "Ultraviolet" (2006) a un thème semblable : la formidable assassine vampire protège une créature innocente qui porte en elle l'anticorps de la salvation contre une dictature théocratique basée sur le monopole de l'immunité, dans une orgie d'ultra-violence, nécrophilie et effets spéciaux. La peste est le Pouvoir.
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Dans "La guerre des mondes" (1898) de H.G. Wells, une épidémie détruit les envahisseurs martiens. Dans les "chroniques martiennes" (1951) de Ray Bradbury, les habitants de la planète rouge meurent contaminés par une varicelle triviale apportée par les astronautes des Etats-Unis. La fin du Monde due à une épidémie et le précaire gestion des quelques survivants est le thème des romans de Sciences Fiction "I am a legend" (1954) de Richard Matheson et "Some will not Die" de Algis Budrys (1961). Le premier expose une fascinante rupture conceptuelle: peut être que la contagion est la salvation, peut être que l'immunité est l'enfer. Une souche extraterrestre incurable échappe au contrôle d'un laboratoire de guerre bactériologique dans "The Andromède Strain" (1969) de Michael Crichton. Pour gérer le problème on crée un éliminateur immunologique qui prophétise ce que sera plus tard le SIDA: le remède pire que la maladie. Le saisissant film de Terry Gillian, "Twelve Monkeys" (1995) narre, depuis un futur de catacombes ravagé, les tentatives sans succès d'éviter qu'un psychopathe dissémine une maladie crée par l'industrie pharmaceutique. Peut être que le plus énigmatique emblème de la peste est celui halluciné par J.G. Ballard dans son roman "The Crystal World" (1966). Une lueur persistante défie la nuit dans la jungle africaine. Dans ce roman tout les êtres humains sont contaminés par des plaies resplendissantes, se cristallisent en gemmes fulgurantes qui réunissent en un seul corps immobile tout les instants et toutes les possibilités d'un être. L'éclat se propage, comme une épidémie. Au bout d'un moment, tous, la Terre, l'Univers, seront libres de cette anomalie, le flux du temps et du devenir. La peste est la Science, qui a ses propres enfers.

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Entre tant d'histoires infectieuses il en manque une qui souligne l'importance géopolitique de la peste. L'épidémie est l'arme principale de la conquête de l'Amérique et du génocide des indigènes. Les envahisseurs de Tenochtitlan avancèrent sur des tapis d'aztèques morts de la variole; les américains originaires furent décimés plus par les rhumes que par l'épée. Les caricaturaux colons du Nord offrirent aux pieds rouges des couvertures qui avaient été utilisées par des malades de variole, et ainsi ils réussirent à les effacer de la carte. Des épidémies semblables ouvrirent le passage à la charge de l'homme blanc dans sa colonisation du monde. Ils expédiaient à leurs victimes les bacilles renforcés dans l'entassement de leurs villes. Notre civilisation cavale sur le cavalier de la Peste, l'autre nom de l'apocalypse

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