16 mars 2011

Quand la Libye brûlera



1.

En 1984, je me trouvais au milieu du désert libyen dans des paysages lunaires. J’allais alors visiter un complexe pétrolier ressemblant à un station spatiale. Chaque jour, 1,6 millions de barils de pétrole partent de là vers l’Europe. Les réserves estimées de la Libye sont d’environ 42 milliards de barils. Les puissances hégémoniques vivent du gaspillage constant d’énergie fossile qui ne leurs appartient pas. Elles exploitent les richesses de ces pays jusqu’à épuisement au lieu de se tourner vers d’autres sources d’énergie.

Un proverbe libyen dit : « prends garde à que celui que tu favorises ne profite pas de toi ». La première condition que doit remplir un pays pour pouvoir être envahi est de détenir des hydrocarbures ou d’être une zone de transit de ces ressources.

2.

En 1836, la Libye fut attaquée par les Ottomans, en 1912, envahie par les italiens et en 1943 conquise par les Anglais. En 1951, les troupes britanniques, étasuniennes et italiennes occupèrent le pays et amenènent au pouvoir leur pantin, le roi Idris, qui profite largement des revenus croissants du pétrole. En 1969, Mouammar Kadhafi, un colonel âgé de 27 ans, prend la tête d’une rébellion militaire. Il expulse les bases étrangères dans son pays, crée une année plus tard la Compagnie Nationale de Pétrole qui prend le contrôle de la moitié de la production nationale. En 1977, il proclame la Grande Jamahiriya Arabe Libyenne Populaire et Socialiste.

« Quand le bétail meurt, on sort les couteaux » avertit le proverbe libyen. La seconde condition d’une invasion est qu’un pays soit maître de ses ressources naturelles.

3.

En 1984, j’assistais à Tripoli au 15e anniversaire de la Jamahiriya. J’ai vu des dizaines d’assemblées populaires où l’on débattait et où l’on pouvait apparemment trouver des solutions aux problèmes. Le Livre Vert se présentait comme la Troisième Théorie Universelle et affirmait la primauté des organisations de base. Il édicte que « la démocratie est le pouvoir du peuple et non le pouvoir d’un substitut du peuple », assure que « la représentation est une imposture », proclame que « le parti ne représente qu’une fraction du peuple, alors que la souveraineté populaire est indivisible », ajoute que « les congrès populaires sont l’unique structure de la démocratie populaire ».

La population se répartit au sein de congrès populaire de base, chaque congrès élit un comité de direction et c’est l’ensemble de ces comités qui forme le congrès populaire. Dans les rue, les femmes portent le voile mais dans les défilés, on peut admirer des bataillons féminins avec leurs magnifiques visages et chevelures . Il y a parmi elles des scientifiques et des jeunes filles pilotes d’avion de combat.

En 2009, le PIB de la Libye était estimé à 76.557 milliards de dollars, avec une croissance annuelle de 6,7%. Actuellement, la balance commerciale est largement excédentaire avec 63 milliards de dollars d’exportations et 11,5 milliards d’importations. Les réserves de devises sont de l’ordre de 200 milliards de dollars ce qui vient combler une dette externe d’à peine 5,5 milliards de dollars. Tout cela fait de la Libye le pays d’Afrique avec le PIB par tête le plus élevé (14 534$) et le meilleur Indice de Développement Humain. L’espérance de vie est évaluée à 74 ans, la mortalité infantile ne dépasse pas 18 pour mille et l’analphabétisme de 5,5%. Les dépenses d’éducation représentent 2,7% du PIB, alors que la budget de la défense ne dépasse pas 1,1%. Malgré tout, le taux de pauvreté persiste à un niveau élevé (30% environ).

« Qui n’aide pas sa famille n’aide personne », enseigne le proverbe libyen. Appuyer les bases populaire et redistribuer les richesses est la troisième condition d’une invasion étrangère.

4.

La Jamahiriya ne prône pas seulement la démocratie directe. Elle est nationaliste, car elle a exclu l’ingérence militaire extérieure et a repris en main ses ressources naturelles. Elle est intégrationniste parce qu’elle appuie l’Union Africaine et la coordination des pays du Monde Arabe, une communauté culturelle de plus de 300 millions d’individus, répartie sur trois continents au travers de 13,7 millions de km², dans un territoire qui rassemble la plus large part des ressources naturelles de la planète. La Libye défend ces richesses et appuie avec fermeté les décisions de l’OPEP.

Durant ses premières heures, la Jamahiriya était même internationaliste. Lors de la commémoration du 15e anniversaire du Fatah, à Tripoli, sont ainsi intervenus : un très important leader des indiens des Etats-Unis, qui a dénoncé le génocide commis contre son peuple, le révérant afro-américain Farrakah, qui a menacé les puissances occidentales de tous les tourments, le commandant Tomas Borge, du Nicaragua, qui a refusé par humanisme toute solution militaire nucléaire ainsi que des délégués du Fatah, qui nous ont entretenu en aparté des divisions internes de leur mouvement. Cette solidarité a attiré les condamnations unanimes des puissances qui luttent pour détruire ce qui reste de la planète.

Selon un aphorisme libyen, « une main n’applaudit jamais seule ». La quatrième condition d’une invasion étrangère est la défense de l’intégration du Tiers Monde.

5.

Dans une oasis, au milieu de chameliers, je dégustais un tranche d’agneau grillé. 90% des six millions de libyens sont musulmans. Comme dans les autres pays de même confession, la société est divisée à la fois en terme de classes sociales et d’idéologies, mais se superpose également à cela des clivages religieux, l’existence de sectes, de clans, d’ethnies, des divisions régionales et des différences de génération, sans oublier le demi million de migrants vivant sur le territoire.

« Trop de capitaines finissent par couler le bateau » rappelle un dicton libyen. La cinquième condition d’une invasion c’est de diviser pour mieux régner.

6.

Lors de ce 15e anniversaire de la révolution libyenne j’ai pu voir passer Kadhafi à quelques mètres de moi. Il était alors jeune homme, vêtu d’un uniforme sobre, parlant et discutant avec entrain au milieu de l’assemblée. Peu comme lui furent autant courtisés par ceux qui voulaient son pétrole, et encore moins ont été ainsi diabolisé par ces mêmes puissances, quand elles ont voulu prendre le contrôle de l’or noir. Les mêmes tribunaux internationaux, sourds, aveugles et muets devant l’impunité du terroriste Luis Posada Carriles, ont condamné la Libye pour une prétendue explosion aérienne en Angleterre. Sous la contrainte, Kadhadi accepta d’indemniser les victimes. Sans aucune déclaration préalable de guerre, en 1981, l’administration Reagan viola l’espace aérien dans le Golfe de Syrte. Cinq années plus tard, elle bombardait Tripoli, rasant la résidence de Kadhafi, assassinant sa fille adoptive et une centaine de ses compatriotes.

Les mêmes agences de presse qui célèbrèrent ce massacre déplorent aujourd’hui de supposés « bombardements » de manifestants. L’armée russe a montré via des images satellites que de tels actes n’ont pas eu lieu. (note du traducteur : ce texte a été écrit le 6 mars dernier). En revanche, des échanges de tirs nourris ont bien lieu entre les forces loyales à Kadhafi et les insurgés. Mais ces derniers ne sont certainement pas désarmés. Les mêmes agences étasuniennes, qui ont pour forces militaires une armée de mercenaires, accusent et mentent en affirmant que ceux qui défendent le pouvoir sont des « mercenaires ». Dans la liste des techniques pour instaurer la peur, elles ne cessent d’invoquer les « armes chimiques », comme elles l’avaient déjà fait en Irak.

« Celui qui tient tête au lion a mauvaise haleine », avertit le proverbe libyen. La sixième condition d’une invasion est la diabolisation par les médias internationaux.

7.

La tempête médiatique actuelle ne traduit rien d’autre qu’un manque d’information. Que se passe-t-il réellement en Libye ? Les organisations populaires continuent-elles de fonctionner ou ont-elles été évincées de la politique ? La représentation s’est-elle substituée à la participation ? Peut-on croire qu’en même temps l’Indice de Développement Humain et la mécontentement social augmentent ? Kadhafi a-t-il cédé au harcèlement de l’Empire et des multinationales ? L’inimitié entre la Libye et ceux, qui durant quarante ans lui ont acheté du pétrole et vendu des armes, est-elle crédible ? Malgré l’urgence de la situation, les médias omettent toute explication.

Alors que les dirigeants étasuniens et les monopoles médiatiques ne tarissent pas d’éloges pour les insurgés, savons-nous ce qu’ils défendent ? Ce qu’ils préparent ? Ce qu’ils proposent ? Le seul fait d’armes du Front National pour le Salut de la Libye (FNSL) a été la réalisation d’un « Congrès National » aux Etats-Unis en 2007, financé par la Fondation Nationale pour la Démocratie (NED). Les médias du monde entier attendent pour dévoiler ses plans. S’ils ne le font pas, c’est soit qu’il n’en a pas, soit qu’ils sont inavouables. S’ils s’opposent à Kadhafi, privatiseront-ils les hydrocarbures ? S’ils disposent véritablement d’un soutien populaire, pourquoi est-il nécessaire que la première puissance militaire du monde intervienne de manière écrasante ? S’ils veulent le bien pour leur pays, pourquoi l’exposent-ils à une invasion meurtrière de puissances étrangères ?

« Ne cherches pas ton bonheur dans le malheur d’autrui » rappelle la maxime libyenne. La septième condition d’une invasion est d’être victime de la désinformation.

8.

Les Etats-Unis bloquent la côte libyenne avec leurs porte-avions nucléaires et des responsables confus affirment que des « conseillers » armés jusqu’aux dents ont débarqué, tandis que des alliances contre-nature se nouent entre des bandits et l’Union Européenne et qu’un hélicoptère de l’OTAN est capturé en pleine violation de la souveraineté d’un pays arabe. Walter Martinez a révélé que la London School of Economics prépare déjà la relève du pouvoir dans le pays agressé : quatre-cents étudiants libyens boursiers ont été dressés aux exigences du néolibéralisme sauvage.

Comme dans un cauchemar nous voyons se rejouer le scénario irakien. La stratégie consiste à voler le pétrole libyen et grâce à lui, développer un dumping économique pour déstabiliser les gouvernements des pays de l’OPEP. Les Etats-Unis ne sont capables que d’une seule politique : le pillage généralisé des hydrocarbures, ce qui conduit au blocage énergétique des autres puissances et à terme à une nouvelle guerre mondiale. Le Venezuela a proposé une médiation, que Kadhafi et la Ligue Arabe ont accepté. L’Alliance Bolivariennes des Peuples (ALBA) a convoqué une réunion plénière pour discuter de la situation. (ndt : l’ALBA s’est depuis prononcé en faveur de cette solution pacifique).

« Partageons la charge, elle pèsera moins qu’une plume », prie la sentence libyenne. Quand tu vois qu’un pays du Tiers Monde est sur le point de brûler sous l’agression impériale, il est l’heure pour nous de faire appel à la solidarité.

<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<

Texte et photo: Luis Britto Garcia
Texte en version originale ici

Traduction par G.S.
L'article sur "La revolución vive" ici